Publication dans L’Avenir
républicain, 18 février 1876
SOUVENIRS BONAPARTISTES
Une victime de Maupas.
Un jour de
1873 je passais avec M. Farjasse, ancien Préfet de l’Aube, actuellement doyen
du Conseil général de Seine-et-Oise, près, du Canal, à l’embouchure de la rue
de l’Hôtel-de-Ville, d’où l’on peut apercevoir à droite, l’Hôtel de la
Préfecture ; à gauche, la Prison ; et en face l’Hôpital.
M. Farjasse m’arrêta à ce point et me dit en
souriant : « Mon cher Cottet : Voici mon premier logement à
Troyes ( la Préfecture) ; « Vous connaissez le second (la
Prison) ; et voici mon troisième ( l’Hôpital) ; vous en
souvenez-vous ? »
Par le temps qui court, il est bon de ne pas oublier
ces souvenirs-là !
Après avoir
quitté la Préfecture de l’Aube, M. Farjasse, qui aimait les rives de la Seine,
s’était retiré à Courtenot, à deux kilomètres environ de Vaux, habitation de
celui qui, quelques années plus tard, envoyait à Morny, la monstrueuse dépêche
que l’Avenir reproduit tous les jours.
Singulière fatalité qui rapprochait de si près la
victime du bourreau.
Vers la fin de la première huitaine de décembre 1851,
M. Farjasse était allé à Paris, voir quelle tournure prenait le coup d’Etat.
Voyant que le crime était consommé et qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à se
courber, notre ancien Préfet prit le chemin de fer pour regagner sa retraite de
Courtenot.
Quel fut son étonnement, lorsqu’en descendant du
train, à une heure du matin, à la gare de Troyes, M. Farjasse se trouva en face
de deux bons gendarmes, dont l’un lui dit : vous êtes M. Farjasse – oui –
suivez-nous.
Quelques minutes après, l’ancien préfet de l’Aube
était écroué au greffe de la prison de Troyes et passait le reste de la nuit
enveloppé dans son manteau, sur une paillasse, dans la cellule n°1, dont j’ai
eu aussi l’honneur de faire la
connaissance quelques jours plus tard.
On avait reconnu M. Farjasse à Paris et le télégraphe
avait transmis l’ordre de l’arrêter à la descente du train.
Le nouveau prisonnier était déjà indisposé et fut mis
le lendemain à l’infirmerie de la prison.
Quelque temps après, l’état du malade s’aggravait, le
médecin de la prison (M. le docteur Pigeotte), déclara que son malade avait
besoin d’un peu d’exercice et de grand air : il demanda qu’on le laissât
promener dans le chemin de ronde, soit entre deux murs de quatre mètres
d’élévation où se promenaient, jour et nuit, les factionnaires. La permission
fut refusée. Par qui ? On n’a jamais pu le savoir.
L’état du
malade s’aggravant toujours, on fut obligé de transporter l’ancien préfet de
l’Aube à l’hôpital. Et voilà comment M. Farjasse fut logé successivement
« à la Préfecture, à la prison, à l’Hôpital ! «
Permettez-moi
une petite digression.
En janvier ou
février 1852, quatre prisonniers furent conduits de la prison à la salle
d’instruction du palais de justice, enchainés deux à deux. J’étais l’un des
quatre. On nous déposa à la salle d’attente, gardés par deux gendarmes,
toujours enchainés ; on nous y garda jusqu’à la nuit, puis on nous renvoya
au lendemain et nous fîmes de nouveau le trajet de la veille, accouplés comme
des forçats. Seulement, on nous distingua des voleurs en ce que, pendant que
nous attendions dans la salle, on amenait à l’instruction deux couples de
voleurs qui, il est vrai, étaient conduits par quatre gendarmes, mais n’étaient pas enchainés.
Quelques jours
après l’incident que je viens de raconter et pour en revenir à M. Farjasse,
notre compagnon de prison, l’ancien préfet n’était pas encore alité, mais avait
à peine la force de se tenir sur ses jambes. On conduisit à son tour M.
Farjasse à l’instruction, mais comme il était
seul, on ne put l’accoupler, on
l’enchaîna par les deux mains. Il faisait froid.
L’ancien
préfet fit le trajet de la prison au palais de justice et retour, en levant les
bras en l’air, pour montrer aux passants les chaînes dont il était
garrotté !
Et ceci est de l’histoire !
Cottet