mercredi 2 février 2022

Interview d'Albert Boivin, Petit Troyen 9-10 janvier 1933

 

NOS ENQUÊTES ÉCONOMIQUES

Entretien avec M. Albert Boivin Président de l’Association des Petits Commerçants
du département de l’Aube

Vous présenterai-je M. Albert Boivin ? Je n’encourrai pas ce ridicule.
M. Albert Boivin est, au premier chef, une figure troyenne populaire. Et, nul n’v contredira, sympathique.
Cet homme, qui a le regard direct et aime l’action pour elle-même, cet homme désintéressé a été porté par la confiance «de ses pairs à la Présidence de l’Association des Petits Commerçants. C’était en novembre 1924. Et M. Boivin est toujours président. Des esprits prévenus — il faudrait qu’ils le fussent terrible ment — pourraient penser que présider n’est point tâche épuisante.
Attention ! Une présidence, c’est la plus nette et la plus honorifique des fonctions ou c’est la plus ingrate et la plus tyrannique. Tout dépend de la conception que l’on s’en fait. Le malheur, pour M. Boivin, c’est «qu’il a opté pour la seconde manière. Malheur de M. Boivin.
Bonheur des membres de l’Association des Petits Commerçants du département de l’Aube. Ce Président est, selon les heures, secrétaire, journaliste, conférencier, conseil. J’ai pu joindre M. Albert Boivin. -

M. Albert BOIVIN
J'ai recueilli là, encore, l’affirmation d’un optimisme robuste n’excluant point, chez l’homme qui l’ex
primait avec vigueur, les justes réserves que suggérait à son esprit attentif aux aspirations de ses collègues, la situation d’exception des différents marchés européens et
mondiaux.
— Monsieur le Président, vous re présentez le petit commerce qui a tous les titres à la bienveillance active des pouvoirs publics. C’est le spectacle du modeste boutiquier laborieux, consciencieux, faisant d'un travail obscur sa règle de vie constante, qui, en période de crise, est le plus propre à rassurer l’opinion. La vie de ce petit commerçant qui, selon l’image populaire tire longtemps, parfois toujours, le diable par la queue, elle se projette lumineuse, exempte de tout mystère financier, devant nos yeux à tous. Elle se pourrait résumer ainsi : travail et économie. Quand un pays
possède beaucoup de saines activités comme celle-là, il est riche d'un patrimoine moral qui défie les atteintes passagères des bouleversements économiques, si profonds qu’ils puissent être.
— Laissez-moi faire mienne cette opinion, me répond M. Albert Boivin. Je l'ai vérifiée à l’épreuve quotidienne des doléances que je reçois, mais qui jamais n’omnibulent  chez eux l’intérêt général. C’est un lieu commun 'd’affirmer que la crise a été plus particulièrement redoutable aux petits commerçants qui ne pouvaient, et pour cause, jouer, avec elle, a la guerre d’usure. Leurs moyens financiers sont modestes, très modestes. El parfois même,
quand il s’agit de jeunes qui débutent dans les affaires, le capital est- il davantage une aimable fiction
qu’une réalité comptable. Le capital chez ces braves gens, c’est une immense bonne volonté, ducran,
du courage...
— Voilà, Monsieur le Président, des postes moraux qui, souvent, ne dépareraient pas les bilans des affaires les plus puissantes  
— J’en conviens.
— Voulez-vous, Monsieur le Pré sident, me donner votre opinionsur l’évolution «le la crise. Evolution
favorable, si j’en crois ce que j’ai entendu et lu. Vous avez certaine ment suivi l’enquête que mène le
« Petit Troyen » sur la situation du moment. On peut, d’ores et déjà, en dégager les résultats essentiels. La crise a atteint son point culminant. Cela, c’est déjà le passé. Le pré sent est plus rassurant. Et l’avenir apparaît à tous chargé de promesses.
Des promesses qui seront tenues à la condition que l’on garde, même dans nos plus légitimes espérances, le sens de la mesure.
— De la mesure, qualité bien française et qui, croyez-m ’en, souligne le Président, est- la note dominante du caractère (les membres de l’Association des Petits Commerçants.
— Nous le savons tous, Monsieur le Président. Il y a quelques semaines mon distingué confrère, Pierre Bonardi, de la volonté, recueillait, lui aussi, mais dans le cadre national, les avis «les plus hautes personnalités de la politique et celles d’économistes dont les vues font justement autorité. Et, au sujet de la vie chère, il écrivait : « Les prix, après avoir subi une forte hausse en 1930-1931 ont, depuis lors, sensiblement baissé. La courbe du coût de la vie est revenue à un niveau légèrement inférieur à celui de 1927. »
J’en veux tirer un hommage au commerce national et, sur le plan où nous nous situons, aux petits commerçants du département de l’Aube.
— C’est simple justice. Parlons, seulement, «les articles d’alimentation. Et puis, sous l’injonction «d’un scrupule que vous comprendrez, je vous citerai des chiffres qui intéressent la nation tout entière. Nous nous placerons à l’égard de 1914  je vous donnerai les coefficients de la hausse à fin 1932 que j’ai relevés dans un organe professionnel « L’Epicier » et avec lequel je suis parfaitement d’accord.
-— Je vous écoute.
Café, 3,6O % ; Pâtes alimentaires,
4,50 % ; Morue, 2.33 % ; Confitures
4.80 % ; Savon 3,70 % ; Sardine»
3.75 % ; Pommes de terre. 2.21 % ;
Chocolat, 1,75 %.
— L'éloquente des chiffre ! J’aimerais que ceux-ci fussent encore
plus accessibles aux petits budgets. Et il en est tant ! Mais vous, me direz que nous avons vu pire.
— Comme vous l'avez dit vous- mène, tout à l’heure. La baisse considérée depuis 1930, est digne d’«être notée. Elle serait plus sensible encore si les charges fiscales pesaient moins lourdement sur les épaules du petit commerçant. Voici encore des chiffres. Par kilo, elle a été de 0 fr. 40 sur les prunes et le sucre, de 0 fr.60 sur les haricots, de 4 fr. sur le café, de 1 fr. sur les pâtes alimentaires en vrac, de 0 fr. 35 sur le tapioca, «le 2 fr. sur le saindoux, de 1 fr. 81) sur le savon, etc... La baisse, vous dis-je, a été marquée sur tous les articles d’alimentation. Et elle n’a été pas moins sensible, on vous l'a dit et c’était vrai, sur les effets d’habillement, la chaussure, l’horlogerie, etc...
—que la réduction du pouvoir d'achat des classes laborieuses trouvât une compensation, au moins partielle, dans le rabaissement des prix. Et c’est, à mon sens, de ce naturel rétablissement d’équilibre
que nous devons ce que je me permettrai d'appeler la reprise des affaires. Est-ce une anticipation ?
— Non. Il suffit de s’entendre sur les mots. Reprise des affaires ne signifie pas départ en chandelle.  Qui risquerait d’être suivi d'une descente en vrille. Ces chutes-là sont toujours mortelles. Je parle,
Monsieur le Président, d'une reprise lente, progressive, durable. Durable parce que lente et progressive.
— Nous nous comprenons bien.
Et c’est à celte reprise, qui n’est pas vertigineuse, hélas — mais faut-
il dire hélas ? — que nous assis tons. Depuis trois mois déjà, dans l'ensemble, les affaires vont mieux. Mais cela ne signifie point qu’il faille voir là une compensation aux déficits de 1932 et des années précédentes.
— Je m’en doute. A quoi attribuez-vous la reprise, car vous m’avez concédé le mot !
— D’abord et nous sommes maintenant dans le cadre local — à ce fait que la crise bonnetière s’est
apaisée. Et à cet autre que le commerce revient aux achats. Pour deux raisons : la demande se manifeste, plus nombreuse. Et les stocks s’épuisent. Deux raisons qui se conjuguent, comme vous voyez.
— Et qui se renforcent mutuellement. Monsieur le Président. Plus de stocks. Des achats qui s’accroissent. C’est la reprise par en bas qui commande, inéluctablement. Un mouvement analogue dans l’industrie.
— Simple jeu de la loi de l’incidence. Elle est inversée, mais elle demeure vraie, rigoureusement. En
somme. Monsieur le Président, l’accentuation de la reprise est subordonnée à trois raisons : Rabaisse ment du coût de la vie, la diminution du chômage, le relèvement du pouvoir d’achat du consommateur.
Mais, M. Boivin, pour qu’il y ait à nouveau un peu de bien être dans le pays, c’est à la vie moins chère
qu’il faut, par-dessus tout, travailler.
C’est là seulement, pour ma part,  que je vois le moyen de desserrer l’étreinte de la crise.
— D’accord. Aussi bien le gouvernement d’hier et celui d’aujourd’hui s’en préoccupent-ils activement. Il est toujours aisé d’ironiser sur les commissions, panacées fallacieuses des maux universels. Je fais partie, au titre de Président de l'Association des Petits Commerçants de l’Aube, on
y a déjà fait du bon travail.
— Et que vous continuerez, Monsieur le Président. Car, Président, vous l’êtes à titre inamovible.
— Ce n’est pas de ma faute. Je ne trouve pas de successeur !
— Vous venez, sans le vouloir, Monsieur le Président, de conclure.
Si vous ne trouvez pas de successeur, c’est qu’à votre poste difficile, il y a beaucoup de travail et pas le moindre avantage. Que dis-je. Il y  a la satisfaction d'avoir été utile.
— C’est déjà ça.


HENRI DEROZIERES

 

Publié dans le Petit Troyen 9-10 janvier 1933

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